La nouvelle mode ? Le radicalisme

Radicalisés, entraînés et endurcis par les combats, les djihadistes occidentaux deviennent une menace grandissante

« Djihad offensif » :  préparer des attentats contre l’Occident.  (photo credit: REUTERS)
« Djihad offensif » : préparer des attentats contre l’Occident.
(photo credit: REUTERS)
«Si vous ne pouvez pas venir ici, restez dans vos pays en Occident et organisez quelque chose là-bas. Vous n’avez pas besoin de mettre des bombes et de vous faire prendre : vous pouvez simplement poignarder quelqu’un dans la rue. »
Ce message, transmis dans un film de mauvaise qualité pris avec un téléphone cellulaire dans une base liée à al-Qaïda au nord d’Alep, en Syrie, est délivré par un djihadiste encagoulé connu sous le nom d’Abou-Maryam et dont le fort accent londonien trahit l’origine britannique.
Musulman britannique issu d’une famille pakistanaise, Abou-Maryam appartient à un bataillon d’extrémistes islamistes dirigé par des Tchétchènes et associé au front al-Nosra syrien, affilié à al-Qaïda. Dans son message vidéo, il appelle les musulmans de Grande-Bretagne à perpétrer des attentats sur leur sol. Deux autres djihadistes apparaissent à ses côtés : l’un masqué et armé d’un fusil, l’autre tête nue et barbu. Ce sont des djihadistes russes du Caucase du Nord. Ils s’appellent Abou Rofik Tatarstani et Abou Zahra et ce sont eux qui ont autorisé leur « frère britannique » à se faire filmer pour inciter les musulmans d’Angleterre à « suivre l’exemple de Michael Adebolajo », un des deux hommes condamnés pour avoir tué le soldat britannique Lee Rigby à coups de machette dans une rue de Londres en mai 2013.
« Vous pouvez poignarder un soldat, vous savez où ils se trouvent. Il y en a beaucoup qui se promènent en uniforme », insiste Abou-Maryam. Et de conclure son prêche par une prière : « Inch Allah [si Dieu veut], j’espère vous avoir inspirés, parce que c’est une obligation pour moi de vous inspirer ».
Des « indépendants » prêts à louer leurs services
Abou Maryam figure parmi les quelque 500 ressortissants britanniques qui, selon les estimations, se battent actuellement en Syrie. Beaucoup ont rejoint le groupe extrémiste ultra-violent EI (Etat islamique), autrefois appelé EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant) ou EIIS (Etat islamique en Irak et al-Sham), mais certains combattent dans une autre branche d’al-Qaïda, Jabhat al-Nosra, à moins qu’ils ne soient arrivés sur le sol syrien comme « indépendants », prêts à louer leurs services et à rejoindre tout groupe armé qui aura besoin d’eux.
Ces dernières semaines, on craint de voir de jeunes Britanniques comme Abou-Maryam, radicalisés, entraînés et forts d’une expérience acquise sur les champs de bataille de Syrie, revenir en Grande-Bretagne et perpétrer des attentats. Cette menace s’est amplifiée depuis les décapitations filmées de deux journalistes occidentaux par un membre de l’EI d’origine britannique, un ancien rappeur connu sous le pseudonyme de « Jihadi John ». C’est lui qui a assassiné l’Américain James Foley le 19 août dernier, puis, deux semaines plus tard, le journaliste américano-israélien Steven Sotloff. Le 13 septembre dernier, un Britannique appartenant à une organisation humanitaire, David Haines, était exécuté de la même façon par l’EI.
Selon Raffaello Pantucci, du Royal United Services Institute (RUSI), spécialisé en contre-terrorisme et sur les problèmes de radicalisation à Londres, l’Europe a déjà constaté le contrecoup de la violence en Syrie, avec les djihadistes étrangers entraînés par l’EI qui rentrent chez eux fomenter des attentats sur leur sol. Pantucci cite ainsi l’exemple de Mehdi Nemmouche, Français de 29 ans suspecté d’avoir tué 4 personnes au Musée juif de Bruxelles en mai dernier. Le journaliste français Nicolas Hénin, qui avait été maintenu en captivité par l’EI aux côtés de Sotloff et de Foley en Syrie, a reconnu Nemmouche comme l’un de ses gardiens et tortionnaires.
Il n’est pas surprenant, estime Pantucci, que le contrecoup de la Syrie se matérialise en Occident, étant donné le nombre élevé de combattants étrangers qui prennent part aux hostilités sur le terrain.
« Regardons l’Histoire : chaque fois que des étrangers sont venus se joindre aux combattants sur un champ de bataille, cela a débouché sur des complots terroristes sous une forme ou une autre. Et comme le nombre de combattants étrangers en Syrie éclipse celui de tout autre conflit, il est normal que des attentats soient commis quand les combattants en question reviennent de Syrie », explique-t-il.

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Vers un renforcement des lois antiterroristes
A la suite de l’assassinat de Foley et de Sotloff, le Premier ministre britannique David Cameron a annoncé que la Grande-Bretagne élevait le niveau de menace terroriste au rang de « grave » : cela signifie qu’il existe un risque élevé d’attentat, sans que l’on ne possède d’informations précises à ce sujet.
La Grande-Bretagne a alors mis en place de nouvelles mesures pour combattre cette menace terroriste, dont une loi autorisant la police à confisquer les passeports et à bloquer les suspects à la frontière. Elle n’est pas le seul pays occidental concerné par la menace posée par l’EI, bien sûr. Selon Peter Neumann, professeur à l’International Centre for the Study of Radicalization, du King’s College de Londres, plus de 12 000 étrangers issus de plus de 74 pays se sont déjà mobilisés pour aller combattre en Syrie. Parmi eux, 700 viennent de France, 500 de Grande-Bretagne, 400 d’Allemagne, 300 de Belgique et 100 des Etats-Unis, déclarait Neumann le 9 septembre dernier. Il n’existe pas de chiffres sur le nombre d’entre eux qui sont rentrés au bercail.
Dans un rapport publié par le ministère canadien de la Sécurité Publique, Steven Blaney a établi qu’au début de 2014, le gouvernement de ce pays avait identifié non moins de 80 individus revenus au Canada après un séjour à l’étranger, pour se livrer à des activités liées au terrorisme. Un grand nombre de ces individus revenaient de Syrie.
Tout comme en Grande-Bretagne, le rapport établi par Blaney a incité les députés canadiens à voter des lois plus sévères pour lutter contre cette menace, mais aussi à demander au gouvernement des mesures contre la radicalisation des musulmans canadiens.
Les ressortissants de retour de Syrie peuvent aussi bien commettre des attentats contre les intérêts américains que contre leur propre pays, explique le Dr Steve Hewitt, expert pour les problèmes de sécurité et de renseignements canadiens à l’université de Birmingham, en Grande-Bretagne. Pour ce spécialiste, il faut sérieusement envisager l’éventualité que des Canadiens rentrés de Syrie s’en prennent aux Etats-Unis, et pas seulement à des cibles situées sur le sol canadien.
« Ces attentats auront, semble-t-il, un impact plus important pour l’EI, puisque les Etats-Unis constituent son pire ennemi. En outre, cela portera atteinte aux relations américano-canadiennes », explique Hewitt. Selon lui, un tel scénario est redouté par le gouvernement canadien depuis ce jour de 1999 où Ahmed Ressam, terroriste d’al-Qaïda, a été arrêté alors qu’il s’apprêtait à embarquer sur un vol à destination des Etats-Unis dans le cadre d’un complot pour faire sauter l’aéroport international de Los Angeles.
Ne pas multiplier les châtiments
A l’heure où Britanniques et Canadiens travaillent sur un renforcement des lois antiterroristes, beaucoup d’experts doutent de l’efficacité de telles mesures.
Selon le Dr Alan Greene, expert en droit à l’université de Durham, en Grande-Bretagne, le projet britannique de priver de passeport les personnes soupçonnées d’être allées se battre en Syrie soulève des problèmes juridiques et se révèle douteux comme moyen d’empêcher les actes terroristes. « Fondamentalement, retirer un passeport revient à rendre l’individu apatride, et cela est contraire à la loi internationale », explique-t-il.
De même, l’expert en terrorisme canadien Hewitt n’est pas convaincu que l’actuelle législation canadienne soit suffisante pour empêcher des Canadiens de partir se battre à l’étranger. « Ce qu’il faut surtout », estime-t-il, « c’est comprendre pourquoi ces jeunes musulmans élevés en Occident sont attirés par le djihad. Le pourquoi et le comment de ce phénomène est si complexe que je doute que les pays occidentaux gèrent bien la situation », confie-t-il. « A mon avis, en tout cas, une stratégie qui consiste à multiplier les châtiments est vouée à l’échec, car elle ne peut décourager des jeunes gens motivés par des facteurs comme l’idéalisme, l’excitation, le goût de l’aventure et la sensation de faire partie d’une cause qui va bien au-delà de leur petite personne. »
Djihad de défense vs. djihad offensif
Mais peut-être faut-il envisager des facteurs autres que la radicalisation en Occident pour expliquer le phénomène. C’est du moins ce que pense Aaron Zelin, expert du Moyen-Orient attaché au Washington Institute for Near East Policy. « Je crois que ce qui se passe met en relief le caractère unique, la portée et la spécificité de l’appel venu de Syrie. C’est absolument sans précédent », dit-il.
Si de plus en plus de djihadistes occidentaux partent se battre en Syrie, considère Zelin, c’est en partie parce que cela s’inscrit dans un « djihad de défense » (on va défendre ses « frères » musulmans sunnites). Ceci n’a rien à voir avec un « djihad offensif », qui consisterait à préparer des attentats contre l’Occident conformément aux doctrines d’al-Qaïda et d’Ossama ben Laden. « Dire que l’on part se battre en Syrie est beaucoup plus facile à faire avaler que raconter que l’on va s’entraîner dans un camp d’al-Qaïda pour pouvoir ensuite revenir tuer des civils dans son pays », ajoute-t-il.
Ces sentiments – l’impression de vivre une aventure, de s’inscrire dans une cause mondiale et le désir d’aider ses frères sunnites – sont exprimés ouvertement par de nombreux djihadistes britanniques et nord-américains en Syrie, qui racontent leur vie dans les médias sociaux comme Ask.fm, un site internet sur lequel les utilisateurs peuvent se poser des questions les uns aux autres.
Sur Ask.fm, les djihadistes illustrent leur escapade en Syrie, prêchent un islam radical sur le ton de la conversation anodine et dispensent à leurs pairs restés en Angleterre, aux Etats-Unis ou au Canada conseils et instructions pour partir les rejoindre en Syrie.
Si le site a si bien alimenté le recrutement de djihadistes, c’est en raison de son niveau de familiarité sans précédent, explique Zelin. « Ask.fm permet aux combattants sur le terrain de montrer leur quotidien et d’indiquer à ceux qui envisagent de venir ce qu’ils doivent apporter, ce qui rassure ceux qui hésitent encore. »
« Pars le plus vite possible »
Parmi les plus actifs sur Ask.fm, un Canadien de 24 ans, combattant dans les rangs de l’EI sous le nom d’Abou Khalid al-Kanadi (« le Canadien »). Sur son compte Ask.fm, il dit avoir été élevé dans la religion chrétienne et s’être converti à l’islam peu de temps avant de partir en Syrie. « Je n’ai rien dit à mes parents avant mon arrivée ici », raconte-t-il. Outre les éléments qu’il livre sur les motivations de son départ pour la Syrie, al-Kanadi prodigue conseils et encouragements aux djihadistes en puissance qui vivent dans son pays d’origine, le Canada. Ainsi, à un adolescent de 17 ans récemment converti à l’islam qui rêve de quitter sa famille pour rejoindre l’EI, il recommande la prudence : « Les agences de renseignements s’intéressent de près aux aspirants à l’émigration… Choisis bien les gens à qui tu parles, ne dis rien ni à tes amis ni à ta famille, ne regarde pas de vidéos du djihad, et pars le plus vite possible… »
Al-Kanadi explique aussi à ses admirateurs sur Ask.fm que la société occidentale, et en particulier les Etats-Unis, est corrompue. « L’Amérique est une société barbare et immorale, ce qui transforme la plupart des gens qui y vivent en détraqués sexuels », écrit-il.
Un autre djihadiste, dont le nom de guerre est Al-Muhajir al-Britani (« le combattant étranger britannique »), informe pour sa part les recrues potentielles que la vie au sein de l’EI n’est pas aussi confortable que celle menée en Occident, mais que les récompenses sont spirituelles pour les djihadistes.
« Si tu quittes la vie luxueuse de l’Angleterre et que tu débarques directement ici, ce sera sûrement difficile au début… [mais] ici, on vit bien mieux. On vit sous la Charia [la loi islamique] et pas en démocratie. Aucune comparaison, hein ? »
Communication en anglais
Outre ces activités de sensibilisation informelles, l’EI commence à étendre sa propagande officielle en vue de toucher une population, jeune, de langue anglaise, en Occident. Il n’y a pas si longtemps encore, les djihadistes ne faisaient pratiquement leur publicité qu’en arabe et sur des forums spécialisés. Ces derniers mois, l’EI a lancé un nouveau média, Al-Hayat, sous l’autorité de son organe officiel de propagande, le Al-Itisam Establishment for Media Production. Il s’adresse en anglais à des Occidentaux qui ne comprennent pas l’arabe.
Parmi ses publications : un magazine en couleurs, Dabiq, nom d’une région du Nord de la Syrie où, selon l’EI, doit se dérouler l’Armageddon. Lancé en juillet dernier, ce magazine comporte des homélies religieuses, des récits de victoires militaires et des diatribes anti-occidentales. Il est distribué en toute liberté sur les médias sociaux.
Le thème central du dernier numéro était la décapitation de l’Américain James Foley. A côté de la photographie de Foley agenouillé dans un vêtement orange, quelques instants avant son brutal assassinat, apparaît un article intitulé : « Obama a le sang de Foley sur les mains ».
« Le métier de Foley consistait à présenter les guerres à travers les yeux des Croisés », peut-on y lire, « à rapporter tout ce qui pouvait servir leur politique étrangère et leurs projets, tout en bannissant les informations qui auraient risqué de mettre leurs vices en évidence. Dans les archives des photographies qu’il a prises, certaines glorifiaient les Croisés américains en Afghanistan et en Irak. »
Comme des « Rambo »
Afin de contrecarrer les efforts déployés par l’EI pour attirer les jeunes occidentaux qui rêvent de reconnaissance, d’aventure, d’excitation et d’appartenance à un groupe, les experts préconisent une intervention plus active des dirigeants des communautés musulmanes. Julie Lenarz, directrice du Human Security Center, groupe de réflexion en matière de politique étrangère basé à Londres, estime que l’implication de l’environnement communautaire dans le combat contre l’EI revêt une importance critique et doit s’inscrire dans une stratégie plus large de contre-terrorisme.
« Il sera peut-être possible de vaincre l’EIIS par des moyens purement militaires, mais éliminer les racines de cette barbarie fanatique nécessite un front unifié avec la communauté musulmane qui en est le cœur », affirme Lenarz.
Dans le cadre d’une initiative sans précédent lancée fin août, un groupe d’imams britanniques de premier plan a ainsi publié une fatwa – un décret religieux – établissant l’interdiction pour les musulmans de se battre en Syrie. Rédigée par le cheikh Oussama Hassan, ancien imam de la mosquée al-Tawhid à Londres, elle a été signée par six autres grands érudits de l’islam, dont le cheikh Mouhammad Shahid Raza, imam de la grande mosquée de Leicester.
Pour Lenarz, il s’agit là d’un « développement encourageant ». Toutefois, plusieurs dirigeants musulmans d’Angleterre soulignent la difficulté de s’adresser aux jeunes musulmans. Le Dr Saleem Kid wai, président du Conseil musulman du Pays de Galles, a expliqué qu’en dépit des multiples prêches prononcés par les imams gallois contre le djihad en Syrie, certains d’entre eux se voient comme des « Rambo ».
Mémoire courte ?
Il sera sans doute très difficile de juguler les appels au djihad adressés par l’EI à la jeunesse musulmane d’Occident. Toutefois, le plus inquiétant serait que le caractère d’urgence actuel de la la lutte contre cette influence s’effrite. Pour le moment, les images des meurtres de Foley et de Sotloff, qui ont suscité une prise de conscience et des condamnations dans toute l’Europe et en Amérique du Nord, sont encore fraîches dans les esprits, mais l’attention des gouvernements occidentaux pourrait bien se dissiper avec le temps, même si la menace de l’EI subsiste.
C’est ce que redoute Raffaello Pantucci, du RUSI ; il évoquait ce risque dans un discours prononcé le 10 septembre dernier devant le président Obama : « Il ne faut pas oublier », a-t-il déclaré, « que les gouvernements occidentaux ont une capacité de concentration assez brève ; ils ont tendance à fonctionner sur le mode réactif. Ils ont laissé la guerre civile en Syrie se développer pendant près de 3 ans tout en regardant l’Irak se consumer lentement depuis leur retrait de ce pays. A présent, l’attention portée à la région est très intense, mais cela risque de changer dès l’instant où de nouveaux problèmes surgiront au plan international. »
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